Victor Cousin est un philosophe et homme politique français, né à Paris le 28 novembre 1792 et mort à Cannes (Alpes-Maritimes) le 14 janvier 1867.
Philosophe spiritualiste, chef de l'école éclectique, il édita les œuvres de Descartes, traduisit Platon et Proclus, écrivit une Histoire de la philosophie au XVIIIe siècle (1829), Du Vrai, du Beau et du Bien (1853), et plusieurs monographies sur les femmes célèbres du XVIIe siècle.
Il est considéré en France comme le fondateur de la tradition des études d'histoire de la philosophie et le réformateur de l'enseignement philosophique dans les Lycées2.
cousin. — TOME I.
N'y a-t-il qu'un peuple primitif, c'est-à-dire une seule race, et par conséquent une seule langue, une seule religion, une seule philosophie, qui, sorties d'un seul centre et d'un foyer unique, se répandent successivement sur toute la face du globe, de telle sorte que la civilisation se fasse par voie de communication, et que l'histoire entière ne soit qu'une tradition ; ou bien, l'histoire n'a-t-elle d'autre fond que la nature humaine, la nature qui nous est commune à tous, et qui, partout la même, mais partout modifiée, se développe partout avec ses harmonies et ses différenees ? Telle est la première question que rencontre sur son chemin la philosophie de l'histoire ; selon moi, cette question est encore plus embarrassante qu'importante. En effet, messieurs, soit que d'une source unique partent des peuples différents et une civilisation variée, soit que cette variété ait pour racine unique la nature humaine, toujours est-il que ce peuple primitif ou cette nature commune à tous aboutissent à des développements divers ; or ce sont ces développements divers qui tombent seuls dans l'histoire. Dans l'histoire il n'est pas question de la nature humaine dans l'abstraction de son identité, ni d'un peuple primitif sans aucun développement ; car si ce peuple primitif et cette nature humaine restaient toujours à l'état d'identité et sans développements, il n'y aurait pas d'histoire. Supposez quoi que ce soit qui durât absolument identique à soi-même, sans soutenir ni vis-à-vis soi-même ni vis-à-vis les autres aucun rapport de diversité, il est trop clair que cet être, quel qu'il fût , n'aurait pas d'histoire. L'élément historique, nous l'avons déjà vu, c'est l'élément de la différence. Supposez donc à volonté un peuple primitif ou une nature partout identique, comme le fond de l'histoire, vous ne pouvez vous en tenir la, il faut bien que vous arriviez à des développements, c'est-à-dire à des différences pour arriver à l'histoire. Or, comme il y a trois époques différentes dans l'histoire, il s'ensuit que pour ces trois époques essentiellement différentes, il faut en laissant intacte la question du fond commun de l'histoire et des peuples, il faut, dis-je, nécessairement trois ordres très-distincts de populations. Je dis trois ordres de populations, et non pas trois peuples. Pourquoi ? Parce que nous avons vu que si chaque époque est une en ce sens que dans toute époque il y a un élément de la nature humaine qui prévaut sur les autres, une idée qui, dominant sur toutes les autres idées, les enveloppe toutes et leur donne à toutes son caractère propre, il n'en est pas moins vrai qu'il existe à côté ou au-dessous de cette idée prédominante d'autres idées, d'autres éléments qui jouent dans cette même époque des rôles secondaires, mais réels. Il n'y a pas une idée seule dans une époque, car cette époque ne serait qu'une abstraction ; toutce qui est réel, tout ce qui vit est complexe, mélangé, divers, plein de différences. Si donc il y a nécessairement dans toute époque, comme nous l'avons vu, différentes idées, sous la domination d'une seule, il faut bien qu'il y ait dans chaque époque plusieurs peuples pour représenter les diverses idées qui constituent la vie réelle de cette époque, ou les nuances importantes, les modes fondamentaux de l'idée prédominante ; car toute idée ou toute grande nuance d'idée doit avoir sa représentation spéciale dans l'histoire.
Philosophe spiritualiste, chef de l'école éclectique, il édita les œuvres de Descartes, traduisit Platon et Proclus, écrivit une Histoire de la philosophie au XVIIIe siècle (1829), Du Vrai, du Beau et du Bien (1853), et plusieurs monographies sur les femmes célèbres du XVIIe siècle.
Il est considéré en France comme le fondateur de la tradition des études d'histoire de la philosophie et le réformateur de l'enseignement philosophique dans les Lycées2.
cousin. — TOME I.
Sujet de la leçon.
De la philosophie de l'histoire appliquée à l'étude des peuples. Écarter la question d'un peuple primitif.
Rechercher: le l'idée d'un peuple; 20 le développement de cette idée;50
dans tous les éléments constitutifs d'un peuple, et d'abord dans
l'industrie, les lois, l'art et la religion.
Saisir les rapports de
ces éléments entre eux, leurs rapports d‘autériorité ou de postériorité,
de supériorité ou d'infériorité, surtout leur harmonie dans l'unité du
peuple ; 4° dans la philotophie. La philosophie réfléchissant tous les
éléments d'un peuple est l'expression dernière de ce peuple.
Dcs
peuples différents d'une même époque entre eux considérés dans leurs
ressemblances. Que l'expression dernière de cette époque, dans son
unité, est empruntée à la pbilosophie.
Des différences des différents
peuples d'une époque. Idée de la guerre. sa nécessité. Son utilité. — Motifs de la célébrité des grandes batailles. Que la guerre a ses lois
et n'est pas un jeu incertain.— Moralité de la
vicloire.——lmmrhnceh.storique de la guerre, de l'état militaire d'un
peuple, même de la stratégie. — Conclusion.
MESSIEURS ,
Dans la dernière leçon j'ai indiqué rapidement les rapports généraux qui lient les climats, les lieux, toute la géographie physique à l'histoire ; il s'agit aujourd'hui, sur
cette scène du monde ainsi préparée, d'observer l'action des peuples,
et de déterminer les aspects généraux sous lesquels les peuples se
présentent et se recommandent à la philosophie de l'histoire.
N'y a-t-il qu'un peuple primitif, c'est-à-dire une seule race, et par conséquent une seule langue, une seule religion, une seule philosophie, qui, sorties d'un seul centre et d'un foyer unique, se répandent successivement sur toute la face du globe, de telle sorte que la civilisation se fasse par voie de communication, et que l'histoire entière ne soit qu'une tradition ; ou bien, l'histoire n'a-t-elle d'autre fond que la nature humaine, la nature qui nous est commune à tous, et qui, partout la même, mais partout modifiée, se développe partout avec ses harmonies et ses différenees ? Telle est la première question que rencontre sur son chemin la philosophie de l'histoire ; selon moi, cette question est encore plus embarrassante qu'importante. En effet, messieurs, soit que d'une source unique partent des peuples différents et une civilisation variée, soit que cette variété ait pour racine unique la nature humaine, toujours est-il que ce peuple primitif ou cette nature commune à tous aboutissent à des développements divers ; or ce sont ces développements divers qui tombent seuls dans l'histoire. Dans l'histoire il n'est pas question de la nature humaine dans l'abstraction de son identité, ni d'un peuple primitif sans aucun développement ; car si ce peuple primitif et cette nature humaine restaient toujours à l'état d'identité et sans développements, il n'y aurait pas d'histoire. Supposez quoi que ce soit qui durât absolument identique à soi-même, sans soutenir ni vis-à-vis soi-même ni vis-à-vis les autres aucun rapport de diversité, il est trop clair que cet être, quel qu'il fût , n'aurait pas d'histoire. L'élément historique, nous l'avons déjà vu, c'est l'élément de la différence. Supposez donc à volonté un peuple primitif ou une nature partout identique, comme le fond de l'histoire, vous ne pouvez vous en tenir la, il faut bien que vous arriviez à des développements, c'est-à-dire à des différences pour arriver à l'histoire. Or, comme il y a trois époques différentes dans l'histoire, il s'ensuit que pour ces trois époques essentiellement différentes, il faut en laissant intacte la question du fond commun de l'histoire et des peuples, il faut, dis-je, nécessairement trois ordres très-distincts de populations. Je dis trois ordres de populations, et non pas trois peuples. Pourquoi ? Parce que nous avons vu que si chaque époque est une en ce sens que dans toute époque il y a un élément de la nature humaine qui prévaut sur les autres, une idée qui, dominant sur toutes les autres idées, les enveloppe toutes et leur donne à toutes son caractère propre, il n'en est pas moins vrai qu'il existe à côté ou au-dessous de cette idée prédominante d'autres idées, d'autres éléments qui jouent dans cette même époque des rôles secondaires, mais réels. Il n'y a pas une idée seule dans une époque, car cette époque ne serait qu'une abstraction ; toutce qui est réel, tout ce qui vit est complexe, mélangé, divers, plein de différences. Si donc il y a nécessairement dans toute époque, comme nous l'avons vu, différentes idées, sous la domination d'une seule, il faut bien qu'il y ait dans chaque époque plusieurs peuples pour représenter les diverses idées qui constituent la vie réelle de cette époque, ou les nuances importantes, les modes fondamentaux de l'idée prédominante ; car toute idée ou toute grande nuance d'idée doit avoir sa représentation spéciale dans l'histoire.
Ainsi trois époques distinctes de l'histoire,
donc trois ordres de populations qui auront les ressemblances
nécessaires que les différents éléments d'une époque doivent avoir entre
eux dans l'unité de cette époque, et qui, en même temps, auront
toutes les différences que les différents éléments d'une époque doivent
soutenir avec eux-mêmes pour constituer les différences et la vie réelle
de cette époque.
La philosophie de
l'histoire, pour bien comprendre une époque et les différents peuples de
cette époque, les divise d'abord. prend chaque peuple à part, l'examine et l'interroge. Que demande-t-elle à chaque peuple ? Sous combien
d'aspects le considère-t-elle et l'étudie-t-elle pour le bien connaître ?
Parmi les divers points de vue sous lesquels la philosophie de
l'histoire peut considérer un peuple, il en est quatre, selon moi, qui,
par leur importance, réclament une attention spéciale, et que doit
parcourir et épuiser successivement la philosophie de l'histoire pour
savoir à peu près sur un peuple tout ce qu'elle peut en savoir.
J'indiquerai rapidement ces quatre points de vue.
La philosophie de
l'histoire en présence d'un peuple doit reconnaître avant tout pourquoi
ce peuple est venu dans le monde, ce qu'il a à y faire, quel but il
poursuit, quel rôle il vient jouer, quelle est sa destinée, quelle
idée il représente. Remarquez que si ce peuple ne représente point une
idée, son existence est tout simplement inintelligible ; les événements
par lesquels il se developpe, n'ayant pas de but commun n'ont pas de
mesure commune, et forment alors une diversité perpétuelle sans aucune
unité, c'est-à-dire sans aucune possibilité d‘étre compris. Il faut,
pour comprendre les divers événements qui se passent dans un peuple, et
qui composent son histoire, pouvoir les rattacher à une idée commune,
et cette idée est celle que ce peuple est appelé à représenter sur la
scène du monde. Ainsi, demander à un peuple donné ce qu'il vient faire
en ce monde, quelle destinée il doit accomplir, quelle idée il
représente, telle est la première règle de la philosophie de l'histoire. Voici la seconde.
Si tout peuple est
appelé à représenter une idée, il suit que les événements dont se
compose la vie de ce peuple aspirent et aboutissent à la représentation
complète de cette idée. d'où il suit encore que l'ordre de succession
dans lequel ces événements se présentent d'abord, couvre un ordre tout
autrement profond, tout entièrement régulier, un véritable ordre de
progression ; c'est ce progrès qu'il faut reconnaître et suivre, sous
peine encore de ne pas comprendre grand'chose à l'histoire de ce peuple.
Je suppose, par exemple, que vous ne sachiez pas que le peuple romain
était appelé à représenter sur la terre telle ou telle idée, à atteindre
tel ou tel but, et par conséquent à le poursuivre et à s'en rapprocher
progressivement ; quand vous en êtes aux guerres de Sylla et de Marins,
vous ne savez pas si vous êtes au commencement, au milieu ou à la fin de
l'histoire romaine ; vous ne pouvez le savoir et vous orienter dans
cette histoire, autrement qu'en regardant le numéro du volume et le haut
des pages. Un but donné, l'histoire d'un peuple est un progrès
perpétuel. C'est là qu'est toute lumière, j'ajoute et tout intérét ;
car l'intérêt véritable est dans l'enchaînement et le développement des
choses ; or tout développement est progrès. Et il ne faut pas s'arrêter à
l'idée vague de perfectionnement ; car, comme nous l'avons démontré,
la perfection ne peut mesurer le perfectionnement qu'autant qu'on a
déterminé le type de cette perfection. Eh bien, le type de la
perfection relative d'un peuple, c'est l'idée que ce peuple doit
accomplir. Tout nous ramène donc à la recherche de l'idée de chaque
peuple, et au mouvement progressif de ce peuple vers l'accomplissement
de cette idée.
Maintenant, comment un peuple développe-t-il progressivement l'idée qui lui est confiée ? Messieurs, il faut, pour que
le développement soit complet, qu'il traverse tous les éléments
constitutifs d'un peuple, sans en excepter un seul. Et quels sont les
éléments constitutifs d'un peuple ? Ils sont les mêmes pour un peuple et
pour un individu. Un individu n'est pas complet s'il n'a développé en
lui, dans la mesure de ses forces, l'idée de l'utile, du juste, du
beau, du saint, du vrai. Un peuple n'est pas complet s'il n'a fait
passer pour ainsi dire l'idée qu'il est appelé à représenter par l'industrie, l'État, l'art, la religion et la philosophie : le
développement d'un peuple n'est complet que quand il a épuisé toutes ces
sphères. Donc la philosophie de l'histoire, si elle veut bien
connaître un peuple, après avoir déterminé l'idée de ce peuple et
s'être bien pénétrée du principe que ce peuple accomplit cette idée
progressivement, doit rechercher et suivre ce mouvement progressif dans
chacun des cinq éléments que je viens de rappeler, et d'abord dans
l'industrie, dans les lois, dans l'art et dans la religion.
Et il ne doit pas
suffire à la philosophie de l'histoire d'examiner ces quatre éléments les
uns après les autres, d'interroger chacun d'eux, de lui demander ce qu'il
signifie, et de suivre son développement progressif, il faut encore
qu'elle compare ces éléments entre eux pour en saisir les rapports, car
ces rapports sont loin d'être indifférents. Il faut qu'elle reconnaisse
si ces éléments n'ont pas d'autre rapport que celui de coexistence, ou
si tel ou tel élément précède les autres ou les suit, lequel domine ou
lequel est subordonné. Il faut qu'elle recherche surtout le rapport de
l'élément religieux et de l'élément politique, si, par exemple, la
religion précède et domine les autres éléments, qui alors se groupent en
quelque sorte et se fondent autour d'elle, ou si au contraire, dans le
développement relatif de ces éléments, c'est l'élément politique qui
domine d'abord ou qui finit par dominer tous les autres.
Au reste, soit que ces
éléments coexistent entre eux dans une importance égale, soit que l'un
d'eux domine tous les autres, il est certain qu'ils se développent
harmoniquement, et qu'à tous les degrés de l'existence d'un peuple ils
présentent tous le même caractère ; et il le faut bien, car en dernière
analyse tout peuple est un.
C'est en considérant un peuple sous ces points de
vue divers, et qui pourtant se tiennent intimement, que la philosophie
de l'histoire évitera les vues partielles et bornées qui l'ont si
souvent égarée. Souvent l'historien, préoccupé d'un intérêt
particulier, par exemple de l'intérêt politique, considère dans un
peuple presque exclusivement l'élément politique ; ou, préoccupé de
l'idée de la religion, il considère presque exclusivement encore
l'élément religieux ; et alors ou il néglige tous les autres éléments et
mutile l'histoire, ou, sans les négliger, il leur impose à tous le
caractère qu'il emprunte à l'élément exclusif qu'il considère, et s'il
ne mutile pas l'histoire , il la fausse. L'histoire alors est
très-claire, car je ne sache pas de plus sûr moyen de clarté que la
prédominance d'une idée particulière. La philosophie de l'histoire doit
tout embrasser, industrie, lois, arts, religion ; mais on conçoit
qu'alors son dernier résultat, c'est-à-dire la formule dernière sous
laquelle elle résume un peuple, ne réfléchissant plus le caractère
exclusif d'un seul élément particulier, mais les caractères à la fois
harmoniques et variés de plusieurs, ne peut avoir la simplicité qui
accompagne aisément les formules exclusives. Ne considérez-vous un
peuple que par le côté politique ; ici la formule même la plus élevée
n'est pas fort embarrassante. Il est plus dilficile de comprendre et de
représenter les idées fondamentales de la religion d'un peuple, et nous
entrons déjà dans des routes plus sombres. Nous n'entrons pas dans des
routes moins obscures quand nous voulons pénétrer le sens intime et mystérieux des monuments des arts.
Ordinairement on ne considère l'histoire d'un peuple que par son côté
politique : comme ce côté politique est le plus superficiel, il est
aussi le plus clair de tous, et l'histoire exclusivement politique,
toute fière de sa clarté, accuse la philosophie de l'histoire d'être
inintelligible. En effet, la philosophie de l'histoire dans ses vastes
et profondes recherches, obligée de combiner plusieurs éléments dont
quelques-uns se cachent dans les replis les plus délicats de la pensée
et de l'histoire, et, de leurs rapports divers péniblement constatés, de
déduire, par la généralisation la plus laborieuse, une formule assez
compréhensive pour embrasser à la fois l'industrie, les lois, les arts
et la religion, ne peut et ne doit pas prétendre à une popularité
incompatible avec toute vraie philosophie. Et cependant la philosophie
de l'histoire n'a pas encore abordé l'élément de la vie d'un peuple le
plus important peut-être, mais sans contredit le plus difficile à
saisir, et le plus, obscur en apparence, quoique toute lumière
véritable soit en lui.
Messieurs , s'il y avait
dans le développement nécessaire d'un peuple un élément qui eût la
singulière propriété d'être particulier comme tous les autres, et en
même temps d'avoir pour condition de son développement la forme de la
généralité ; si cet élément avait encore pour caractère historique de ne
jamais précéder les autres et de les suivre toujours ; si d'ailleurs il
était certain que cet élément réfléchît et résumât tous les autres ; et
si encore cet élément en apparence profondément obscur, puisqu'il est
le plus élevé de tous, puisqu'il est général et réfléchi, était en
réalité éminemment clair par les raisons qui font son obscurité
apparente, clair de toute la clarté supérieure de la généralité sur la
particularité, de l'abstraction sur ce qui est concret, de la réflexion
sur le mouvement instinctif et spontané de la pensée ; si, dis-je, il
existait un tel élément, et si la philosophie de l'histoire jusqu'ici
l'avait totalement négligé, je vous demande ce qu'il faudrait penser de
ce qu'a été jusqu'ici la philosophie de l'histoire : cet élément,
messieurs , c'est la métaphysique.
La pensée de l'homme se
développe de différentes manières; mais elle n'arrive à se comprendre
elle-même, que quand sur tout ce qu'elle a conçu elle se demande : Tout
cela est-il vrai en soi ? Quel est le fond de tout cela ? Quels sont les
principes secrets, c'est-à-dire les idées générales qu'enveloppent
toutes ces choses ? Et ces principes n'en supposent-ils pas d'autres ?
Est-il impossible d'élever ces généralités à un plus haut degré de
généralité encore ? car il ne faut s'arrêter qu'aux bornes
infranchissables de la pensée , c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus
général, à la plus haute abstraction, à la plus haute simplicité : idée
générale, idée abstraite, idée simple ; toutes expressions synonymes.
(les questions , messieurs, sont l'âme de la métaphysique. Là, sans
doute, tout est obscur pour les sens et pour l'imagination, pour les
enfants et pour les femmes ; mais la aussi est toute lumière pour la
réflexion, pour celui qui se demande un compte viril de ce qu'il pense.
Sur chaque matière, tant qu'on n'est pas arrivé aux idées élémentaires
de cette matière, à sa métaphysique, on n'est arrivé au fond de rien,
on ignore le dernier mot de toute chose.
Ici
haute abstraction, à la plus haute simplicité : idée
générale , idée abstraite , idée simple ; toutes expressions synonymes.
(les questions , messieurs, sont l'âme dela métaphysique. Là, sans
doute, tout est obscurpour les sens et pour l'imagination , pour les
enfants et pour les femmes; mais la aussi est toute lumière pour la
réflexion , pour celui qui se demande un compte viril de ce qu'il pense.
Sur chaque matière, tant qu'on n'est pas arrivé aux idées élémentaires
de cette ma— tière, à sa métaphysique , on n'est arrivé au fond de rien ,
on ignore le dernier mot de toute chose.
Ici
Mais de quoi s'occupe spécialement la métaphysique? De quoi elle s'occupe? Prenez les livres de métaphysique, messieurs; et‘
je ne vous dis pas : Prenez tel ou tel, mais prenez qui vous voudrez ,
prenez Platon ou Aristote, prenez Malebranche on Leihnitz; faites mieux :
ouvrez Condillac; certainement il n'est pas incompréhensible de
profondeur. Or, quels sont les problèmes qu'ilagite? De quoi parle—t-il?
Que dit-il‘? Qu'il n'y a dans la pensée que des idées sensibles
généralisées, c'est-à-dire des idées particulières ajoutées les unes aux
autres , c'est-à-dire des idées contingentes. Selon Condillac , toutest
contingent, variable, fini. Condillac nie l'infini , l'unité , la
substance, etc., et. réduit tout à l'indéfini , au fini multiplié par
luimême , à une simple collection de quantités et d'accidents, etc. Je
n'invente pas, je raconte. D'un autre côté, prenez l'idéalisme : il
admet à grand'peine le contingent, le multiple , le fini , et s'enfonce
dans les profondeurs de la cause , de l'un , du nécessaire , de l'absolu
, de l'être en soi. Voilà le terrain de la métaphysique , et voilà sa
langue. Pensez—y, messieurs; ce n'est pas moi qui ai créé ces problèmes ,
ce n'est pas moi qui ai fait ces dénominations; j'accepte les unes avec
les autres de la main des siècles; et quand de beaux esprits, dans des
scrupules d'élégance qu'ils prennent pour une sage circonspection ,
accusent ces formules, qu'ils accusent donc la philosophie elleméme ;
car depuis qu'elle est née , elle n'a pas d'autre matière , elle n'a pas
un autre langage. Depuis l'anteur du N uaia jusqu'à Aristote, depuis
Aristote jusqu'à Leibnitz et Kant , la matière et la langue de la
métaphysique n'ont pas changé , car le but de la métaphysique est resté
le même. savoir, de rappeler la pensée a ses éléments essentiels; et ces
éléments, toujours à peu près les mêmes , aflectent toujours à peu près
les mêmes expressions. La langue de la métaphysique est donnée; il faut
en prendre son parti.
Voyez, messieurs : excluez la philosophie de
l'histoire, et soutenez alors que dans toute époque donnée la
philosophie est arbitraire et insignifiante; que les philosophes sont
des oisifs qui tirent au hasard de leurs
vrêveries un certain nombre de systèmes, sans rapport
avec l'esprit du temps , ni avec les autres éléments de la civilisation. Ou si vous n'osez pas le soutenir, si vous
accordez que la philosophie est en rapport avec
l'époque qui la produit, je vous demanderai si ce rapport est un simple
rapport de coïncidence , où si ce n'est pas un rapport de supériorité,
un rapport de prédo— minance; je vous demanderai si la philosophie ne
réfléchit pas toute la civilisation contemporaine sous la forme la plus
générale, la plus abstraite , la plus simple, et par conséquent la plus
claire en réalité. Toutes nos leçons antérieures aboutissent à ce
résultat. L'accordez-vous? Alors voici la conclusion que le raisonnement
vous impose : c'est que les formules métaphysiques sont l'espression
dernière d'une époque , et que, quand on caractérise avec elles une
époque , on ne fait que tirer du fond d'une époque ce qui y était
contenu , ce qui, se développant d'abord naïvement dans la forme
extérieure de l'art, de la religion, de l'industrie et de la politique,
revient sur soi-même dans sa généralité et sa profondeur, sous la forme
philosophique. Or quelles sont les formules philoso— phiques? Nous
l'awns vu , c'est le contingent et le nécessaire , c'est la substance et
la cause , l'absolu et le relatif, l'être et le phénomène , l'infini et
le fini. Donc irrésistiblement, messieurs, et non pas au nom de
l'imagination , mais de la raison , de la nécessité et de la dialectique
, les formules métaphysiques sont l'expression générale, légitime , et
seule légitime, de la vie d'un peuple. Ainsi ces formules effrayantes
par lesquelles la philosophie débute , l'historien les retrouve à la
suite de ses recherches comme la dernière couclusion de l'histoire , et
il les retrouve nécessairement. Que ce soit là ma réponse aux bons
jeunes gens qui, dans notre excellent pays, après quelques mois
d'études, sans comprendre, du moins sans avoir étudié ni la métaphysique
ni l'histoire , se hàtent de prononcer des arrêts historiques et
philosophiques, et nous accusent d'imposer des formules métaphysiquesà
l'histoire. La philosophie de l'histoire a contre elle , je le sais ,
bien des préjugés; car elle est d'hier, elle est venue la dernière ,
elle est venue en son temps , comme la raison vient après l'imagination;
mais elle est venue enfin , rien ne peut la détruire; or sa mission est
de com— prendre l'histoire, et non de s'arrêter à ses jeux extérieurs ,
à ces images a la fois brillantes et obscures dans lesquelles
ordinairement on la contemple.
Tels sont, messieurs, les dill'érents aspects
sous lesquels la philosophie de l'histoire doit considérer un peuple. Y
en a—t-il d'autres? Connaissez-vous dans la vie d'un peuple quelque
autre élément que ceux que nous avons énumérés? Dans ce cas, c'est le
devoir de la philosophie de l'histoire d'examiner ce nouvel élément et
de le mettre en rapport ou en contradiction avec les autres. Mais il n'y
en a pas, il ne peut y en avoir d'autres. La métaphysique est
nécessairement le développement le plus élevé de la vie d'un peuple [son
dernier développement, car que peut-il y avoir par delà la réflexion
dans la vie intellcctuelle?Que peut—il y avoir pour la pensée au delà de
l'étude des lois essentielles et des formes les plus simples de la
pensée? Voilà donc un peuple bien connu, examiné sous toutes ses faces,
approfondi et épuisé pour ainsi dire dans tous ses éléments. Mais nous
n'avons considéré ce peuple que relativement à lui—même; il faut le
mettre en rapport avec les autres peuples qui sont renfermés dans la
même époque du monde. Toute époque du monde est une dans son idée
fondamentale , et en même temps elle est diverse par les diverses idées
qui doivent aussi y jouer leur rôle; pour représenter différentes idées ,
elle doit avoir différents peuples; il faut donc examiner les rapports
de ces différents peuples d'une même époque entre eux. Ils ont
nécessairement des différences puisqu'ils représentent des idées
diverses. Je néglige en ce moment ces différences , et je m'artête à
ceci, qu'ils doivent avoir des ressemblances plus grandes que leurs
différences , puisque tous sont renfermés dans une seule et même époque.
Comme un peuple est un , de même une époque est une. Les peuples qui
sont renfermés dans une même époque, en jouant des rôles différents,
jouent pourtant des rôles analogues. La philosophie de l'histoire devra
saisir ces ressemblances. Mais elle ne doit pas s'arrêter à des
ressemblances vagues et générales; elle doit tout approfondir, et
rechercher en détail quels sont dans ces différents peuples les
caractères correspondants de l'industrie, des lois, des arts , des
religions, des systèmes philosophiques. Or, lorsque la philosophie de
l'histoire aura étudié ainsi l'industrie , les lois , les arts, les
religions, les systèmes philosophiques des différents peuples d'une
époque, pour en saisir toutes les ressemblances essentielles, alors elle
verra que tous ces éléments sont harmoniques entre eux chez ces
différents peuples , parce qu'ils se rencontrent dans une seule et même
époque. Les résultats obtenus par l'examen approfondi d'un peuple
particulier ne seront pas changés , ils ne seront qu'agrandis. Plus dans
un peuple il y a d'éléments à étudier, et plus l'idée générale que
représente ce peuple est facile à dégager; de même , plus l'idée d'une
époque a d'organes différents dans les différents peuples dont se
compose cette époque , plus il est aisé de la reconnaître. L'idée reste
la même, seulement son développement, son horizon est plus étendu;
c'est-à-dire que si vous étiez arrivés à une formule déjà assez générale
pour un peuple particulier, la formule dernière qui représentera tous
les peuples d'une époque, toute une époque du monde , sera beaucoup plus
générale et plus compréhensive. Or, c'est la philosophie d'un peuple
qui a donné son caractère propre a tout le développement de ce peuple.
Donc, dans une époque, ce sont les philosophies des différents
Et il ne doit pas
suffire à la philosophie de l'histoire d'examinerces quatre éléments les
uns après les autres, d'interrogerchacun d'eux, delui demander ce qu'il
signifie, et de suivre son développement progressif, il faut encore
qu'elle compare ces éléments entre eux pour en saisir les rapports , car
ces rapports sont loin d'etre indifférents. Il faut qu'elle reconnaisse
si ces éléments n'ont pas d'autre rapport que celui de coexistence , ou
si tel ou tel élément précède les autres ou les suit, lequel domine ou
lequel est subordonné. Il fautqu'elle recherche surtout le rapport de
l'élément religieux et de l'élément politique, si, par exemple , la
religion précède et domine les autres éléments, qui alors se groupent en
quelque sorte et se fondent autour d'elle, ou si au contraire , dans le
développement relatif de ces éléments, c'est l'élément politique qui
domine d'abord ou qui finit par dominer tous les autres.
Au reste , soit que ces
éléments coexistent entre eux dans une importance égale, soit que l'un
d'eux domine tous les autres, il est certain qu'ils se développent
harmoniquement , et qu'à tous les degrés de l'existence d'un peuple ils
présentent tous le même caractère; et il le faut bien , car en dernière
analyse tout peuple est un.
C'est en considérant un peuple sous ces points de
vue divers, et qui pourtant se tiennent intimement, que la philosophie
de l'histoire évitera les vues partielles et bornées qui l'ont si
souvent égarée. Souvent l'historien , préoccupé d'un intérêt
particulier, par exemple de l'intérêt politique , considère dans un
peuple presque exclusivement l'élément politique; ou, préoccupé de
l'idée de la religion , il considère presque exclusivement encore
l'élément religieux; et alors ou il néglige tousles autres éléments et
mutile l'histoire , ou , sans les négliger , il leur impose à tous le
caractère qu'il emprunte à l'élément exclusif qu'il considère, et s'il
ne mutile pas l'histoire , il la fausse. L'histoire alors est
très—claire , car je ne sache pas de plus sûr moyen de clarté que la
prédominance d'une idée particulière. La philosophie de l'histoire doit
tout embrasser , industrie , lois, arts, religion; mais on conçoit
qu'alors son dernier résultat, c'est-à—dire la formule dernière sous
laquelle elle résume un peuple, ne réfléchissant plus le caractère
exclusif d'tln seul élément particulier, mais les caractères à la fois
harmoniques et variés de plusieurs, ne peut avoir la simplicité qui
accompagne aisément les formules exclusives. Ne considérez—voué un
peuple que par le côté politique; ici la formule même la plus élevée
n'est pas fort embarrassante. Il est plus dilficile de comprendre et de
représenter les idées fondamentales de la religion d'un peuple, et nous
entrons déjà dans des routes plus sombres. Nous n'eutrons pas dans des
routes moins obscures quand nous voulons pénétrer le sens
intime et mystérieux des tnonuments des arts.
Ordi— nairement on ne considère l'histoire d'un peuple que par son côté
politique : comme ce côté politique est le plus superficiel, il est
aussi le plus clair de tous, et l'histoire exclusivement politique,
toute fière de sa clarté , accuse la philosophie de l'histoire d'etre
inintelligible. En effet , la philosophie de l'histoire dans ses vastes
et profondes recherches, obligée de combiner plusieurs éléments dont
quelques—uns se cachent dans les replis les plus délicats de la pensée
et de l'histoire, et, de leurs rapports divers péniblement constatés, de
déduire , par la généralisation la plus laborieuse , une formule assez
compréhensive pour embrasser à la fois l'industrie, les lois, les arts
et la religion, ne peut et ne doit pas prétendre à une popularité
incompatible avec toute vraie philosophie. Et cependant la philosophie
de l'histoire n'a pas encore abordé l'élé— ment de la vie d'un peuple le
plus important peut-être, mais sans contredit le plus difficile à
saisir, et le plus ,obscur en apparence , quoique toute lumière
véritable soit en lui.
Messieurs , s'il y avait
dans le développement nécessaire d'un peuple un élément qui eût la
singulière propriété d'être particulier comme tous les autres, et en
même temps d'avoir pour condition de son développement la forme de la
généralité; si cet élément avait encore pour caractère historique de ne
jamais précéder les autres et de les suivre toujours ; si d'ailleurs il
était certain que cet élément réfléchît et résumât tous les autres; et
si encore cet élément en appa— rence profondément obscur. puisqu'il est
le plus élevé de tous , puisqu'il est général et réfléchi , était en
réa— lité éminemment clair par les raisons qui font son obscurité
apparente , clair de toute la clarté supérieure de la généralité sur la
particularité , de l'abstraction sur ce qui est concret, de la réflexion
sur le mouvement instinctif et spontané de la pensée; si, dis—je, il
existait un tel élément, et si la philosophie de l'histoire jusqu'ici
l'avait totalement négligé , je vous demande ce qu'il faudrait penser de
ce qu'a étéjusqu'ici la philosophie de l'histoire: cet élément,
messieurs , c'est la métaphysique.
La pensée de l'homme se
développe de différentes manières; mais elle n'arrive à se comprendre
ellemême , que quand sur tout ce qu'elle a conçu elle se demande : Tout
cela est-il vrai en soi? Quel est le fond de tout cela? Quels sont les
principes secrets , c'est-à-dire les idées générales qu'enveloppent
toutes ces choses? Et ces principes n'en supposent-ils pas d'autres‘?
Est-il impossible d'élever ces généralités à un plus haut degré de
généralité encore? car il ne faut s'arrêter qu'aux bornes
infranchissables de la pensée , c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus
général , à la plus
Mais de quoi s'occupe spécialement la métaphysique? De quoi elle s'occupe? Prenez les livres de métaphysique, messieurs; et‘
je ne vous dis pas : Prenez tel ou tel, mais prenez qui vous voudrez ,
prenez Platon ou Aristote, prenez Malebranche on Leibnitz ; faites mieux :
ouvrez Condillac ; certainement il n'est pas incompréhensible de
profondeur. Or, quels sont les problèmes qu'il agite ? De quoi parle—t-il ?
Que dit-il ? Qu'il n'y a dans la pensée que des idées sensibles
généralisées, c'est-à-dire des idées particulières ajoutées les unes aux
autres, c'est-à-dire des idées contingentes. Selon Condillac, toutest
contingent, variable, fini. Condillac nie l'infini, l'unité, la
substance, etc., et. réduit tout à l'indéfini, au fini multiplié par
luimême, à une simple collection de quantités et d'accidents, etc. Je
n'invente pas, je raconte. D'un autre côté, prenez l'idéalisme : il
admet à grand'peine le contingent, le multiple, le fini, et s'enfonce
dans les profondeurs de la cause, de l'un, du nécessair, de l'absolu, de l'être en soi. Voilà le terrain de la métaphysique , et voilà sa
langue. Pensez—y, messieurs; ce n'est pas moi qui ai créé ces problèmes ,
ce n'est pas moi qui ai fait ces dénominations; j'accepte les unes avec
les autres de la main des siècles; et quand de beaux esprits, dans des
scrupules d'élégance qu'ils prennent pour une sage circonspection ,
accusent ces formules, qu'ils accusent donc la philosophie elleméme ;
car depuis qu'elle est née , elle n'a pas d'autre matière , elle n'a pas
un autre langage. Depuis l'anteur du N uaia jusqu'à Aristote, depuis
Aristote jusqu'à Leibnitz et Kant , la matière et la langue de la
métaphysique n'ont pas changé , car le but de la métaphysique est resté
le même. savoir, de rappeler la pensée a ses éléments essentiels; et ces
éléments, toujours à peu près les mêmes , aflectent toujours à peu près
les mêmes expressions. La langue de la métaphysique est donnée; il faut
en prendre son parti.
Voyez, messieurs : excluez la philosophie de
l'histoire, et soutenez alors que dans toute époque donnée la
philosophie est arbitraire et insignifiante; que les philosophes sont
des oisifs qui tirent au hasard de leurs
vrêveries un certain nombre de systèmes, sans rapport
avec l'esprit du temps , ni avec les autres éléments de la civilisation. Ou si vous n'osez pas le soutenir, si vous
accordez que la philosophie est en rapport avec
l'époque qui la produit, je vous demanderai si ce rapport est un simple
rapport de coïncidence , où si ce n'est pas un rapport de supériorité,
un rapport de prédo— minance; je vous demanderai si la philosophie ne
réfléchit pas toute la civilisation contemporaine sous la forme la plus
générale, la plus abstraite , la plus simple, et par conséquent la plus
claire en réalité. Toutes nos leçons antérieures aboutissent à ce
résultat. L'accordez-vous? Alors voici la conclusion que le raisonnement
vous impose : c'est que les formules métaphysiques sont l'espression
dernière d'une époque , et que, quand on caractérise avec elles une
époque , on ne fait que tirer du fond d'une époque ce qui y était
contenu , ce qui, se développant d'abord naïvement dans la forme
extérieure de l'art, de la religion, de l'industrie et de la politique,
revient sur soi-même dans sa généralité et sa profondeur, sous la forme
philosophique. Or quelles sont les formules philoso— phiques? Nous
l'awns vu , c'est le contingent et le nécessaire , c'est la substance et
la cause , l'absolu et le relatif, l'être et le phénomène , l'infini et
le fini. Donc irrésistiblement, messieurs, et non pas au nom de
l'imagination , mais de la raison , de la nécessité et de la dialectique
, les formules métaphysiques sont l'expression générale, légitime , et
seule légitime, de la vie d'un peuple. Ainsi ces formules effrayantes
par lesquelles la philosophie débute , l'historien les retrouve à la
suite de ses recherches comme la dernière couclusion de l'histoire , et
il les retrouve nécessairement. Que ce soit là ma réponse aux bons
jeunes gens qui, dans notre excellent pays, après quelques mois
d'études, sans comprendre, du moins sans avoir étudié ni la métaphysique
ni l'histoire , se hàtent de prononcer des arrêts historiques et
philosophiques, et nous accusent d'imposer des formules métaphysiquesà
l'histoire. La philosophie de l'histoire a contre elle , je le sais ,
bien des préjugés; car elle est d'hier, elle est venue la dernière ,
elle est venue en son temps , comme la raison vient après l'imagination;
mais elle est venue enfin , rien ne peut la détruire; or sa mission est
de com— prendre l'histoire, et non de s'arrêter à ses jeux extérieurs ,
à ces images a la fois brillantes et obscures dans lesquelles
ordinairement on la contemple.
Et il ne doit pas
suffire à la philosophie de l'histoire d'examinerces quatre éléments les
uns après les autres, d'interrogerchacun d'eux, delui demander ce qu'il
signifie, et de suivre son développement progressif, il faut encore
qu'elle compare ces éléments entre eux pour en saisir les rapports , car
ces rapports sont loin d'etre indifférents. Il faut qu'elle reconnaisse
si ces éléments n'ont pas d'autre rapport que celui de coexistence , ou
si tel ou tel élément précède les autres ou les suit, lequel domine ou
lequel est subordonné. Il fautqu'elle recherche surtout le rapport de
l'élément religieux et de l'élément politique, si, par exemple , la
religion précède et domine les autres éléments, qui alors se groupent en
quelque sorte et se fondent autour d'elle, ou si au contraire , dans le
développement relatif de ces éléments, c'est l'élément politique qui
domine d'abord ou qui finit par dominer tous les autres.
Au reste , soit que ces
éléments coexistent entre eux dans une importance égale, soit que l'un
d'eux domine tous les autres, il est certain qu'ils se développent
harmoniquement , et qu'à tous les degrés de l'existence d'un peuple ils
présentent tous le même caractère; et il le faut bien , car en dernière
analyse tout peuple est un.
C'est en considérant un peuple sous ces points de
vue divers, et qui pourtant se tiennent intimement, que la philosophie
de l'histoire évitera les vues partielles et bornées qui l'ont si
souvent égarée. Souvent l'historien , préoccupé d'un intérêt
particulier, par exemple de l'intérêt politique , considère dans un
peuple presque exclusivement l'élément politique; ou, préoccupé de
l'idée de la religion , il considère presque exclusivement encore
l'élément religieux; et alors ou il néglige tousles autres éléments et
mutile l'histoire , ou , sans les négliger , il leur impose à tous le
caractère qu'il emprunte à l'élément exclusif qu'il considère, et s'il
ne mutile pas l'histoire , il la fausse. L'histoire alors est
très—claire , car je ne sache pas de plus sûr moyen de clarté que la
prédominance d'une idée particulière. La philosophie de l'histoire doit
tout embrasser , industrie , lois, arts, religion; mais on conçoit
qu'alors son dernier résultat, c'est-à—dire la formule dernière sous
laquelle elle résume un peuple, ne réfléchissant plus le caractère
exclusif d'tln seul élément particulier, mais les caractères à la fois
harmoniques et variés de plusieurs, ne peut avoir la simplicité qui
accompagne aisément les formules exclusives. Ne considérez—voué un
peuple que par le côté politique; ici la formule même la plus élevée
n'est pas fort embarrassante. Il est plus dilficile de comprendre et de
représenter les idées fondamentales de la religion d'un peuple, et nous
entrons déjà dans des routes plus sombres. Nous n'eutrons pas dans des
routes moins obscures quand nous voulons pénétrer le sens
intime et mystérieux des tnonuments des arts.
Ordi— nairement on ne considère l'histoire d'un peuple que par son côté
politique : comme ce côté politique est le plus superficiel, il est
aussi le plus clair de tous, et l'histoire exclusivement politique,
toute fière de sa clarté , accuse la philosophie de l'histoire d'etre
inintelligible. En effet , la philosophie de l'histoire dans ses vastes
et profondes recherches, obligée de combiner plusieurs éléments dont
quelques—uns se cachent dans les replis les plus délicats de la pensée
et de l'histoire, et, de leurs rapports divers péniblement constatés, de
déduire , par la généralisation la plus laborieuse , une formule assez
compréhensive pour embrasser à la fois l'industrie, les lois, les arts
et la religion, ne peut et ne doit pas prétendre à une popularité
incompatible avec toute vraie philosophie. Et cependant la philosophie
de l'histoire n'a pas encore abordé l'élé— ment de la vie d'un peuple le
plus important peut-être, mais sans contredit le plus difficile à
saisir, et le plus ,obscur en apparence , quoique toute lumière
véritable soit en lui.
Messieurs , s'il y avait
dans le développement nécessaire d'un peuple un élément qui eût la
singulière propriété d'être particulier comme tous les autres, et en
même temps d'avoir pour condition de son développement la forme de la
généralité; si cet élément avait encore pour caractère historique de ne
jamais précéder les autres et de les suivre toujours ; si d'ailleurs il
était certain que cet élément réfléchît et résumât tous les autres; et
si encore cet élément en appa— rence profondément obscur. puisqu'il est
le plus élevé de tous , puisqu'il est général et réfléchi , était en
réa— lité éminemment clair par les raisons qui font son obscurité
apparente , clair de toute la clarté supérieure de la généralité sur la
particularité , de l'abstraction sur ce qui est concret, de la réflexion
sur le mouvement instinctif et spontané de la pensée; si, dis—je, il
existait un tel élément, et si la philosophie de l'histoire jusqu'ici
l'avait totalement négligé , je vous demande ce qu'il faudrait penser de
ce qu'a étéjusqu'ici la philosophie de l'histoire: cet élément,
messieurs , c'est la métaphysique.
La pensée de l'homme se
développe de différentes manières; mais elle n'arrive à se comprendre
ellemême , que quand sur tout ce qu'elle a conçu elle se demande : Tout
cela est-il vrai en soi? Quel est le fond de tout cela? Quels sont les
principes secrets , c'est-à-dire les idées générales qu'enveloppent
toutes ces choses? Et ces principes n'en supposent-ils pas d'autres‘?
Est-il impossible d'élever ces généralités à un plus haut degré de
généralité encore? car il ne faut s'arrêter qu'aux bornes
infranchissables de la pensée , c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus
général , à la plus
haute abstraction, à la plus haute simplicité : idée
générale , idée abstraite , idée simple ; toutes expressions synonymes.
(les questions , messieurs, sont l'âme dela métaphysique. Là, sans
doute, tout est obscurpour les sens et pour l'imagination , pour les
enfants et pour les femmes; mais la aussi est toute lumière pour la
réflexion , pour celui qui se demande un compte viril de ce qu'il pense.
Sur chaque matière, tant qu'on n'est pas arrivé aux idées élémentaires
de cette ma— tière, à sa métaphysique , on n'est arrivé au fond de rien ,
on ignore le dernier mot de toute chose.
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